En 1766, Voltaire rédigea un curieux opuscule intitulé "Le philosophe ignorant", qu'on interprète aujourd'hui tantôt comme un testament doctrinal, tantôt comme une resucée sur la valeur du doute, tantôt même comme une petite "philosophie pour les nuls". Eclairé à la lumière de quatre autres courtes pochades que Voltaire estimait indispensables pour comprendre son "Philosophe ignorant", ce marron (ouvrage imprimé clandestinement) révèle une approche de la philosophie tout à fait novatrice, centrée sur l'importance des récits pour tisser les destinées humaines. L'hypothèse avancée est que Voltaire presse pour le philosophe une mission inédite : non plus éclairer les hommes, selon l'idée de "Lumières", et cela surtout pas avec des histoires qui "font danser les hommes comme des singes" (ce qu'on appelle aujourd'hui le "storytelling"). L'ami de la sagesse n'éclaire plus, au contraire : il se met en posture d'ignorance, sous forme questionnante, pour aider ses interlocuteurs à parler en leurs noms propres. Dans "Le philosophe ignorant", Voltaire entrebaille la porte d'une pratique philosophique qui ne sera rigoureusement conceptualisée que plus tard : celle d'une maïeutique narrative facilitant la prise, par chacun, de sa propre origine. La moelle du service philosophique n'est dès lors plus théorétique, quoi que véhicule le cliché encore dominant du philosophe-penseur, mais relationnelle.